“La saga Bihr”, histoire d’un patrimoine humain par Claude Vautrin
Claude Vautrin, journaliste, grand reporter et bourlingueur, comme il aime à se définir, vient d’éditer La saga Bihr, d’Uriménil à la conquête du monde. Un ouvrage émouvant où il retrace l’histoire d’une entreprise vosgienne fortement attachée à ce village. Une entreprise familiale qui a vu se succéder quatre générations depuis sa création en 1898, et qui a rayonné dans le monde entier. Rencontre avec Jacques Bihr, l’initiateur de cet ouvrage et le complice de son auteur.
Monsieur Bihr, comment est née cette collaboration avec Claude Vautrin ?
J’ai quitté l’entreprise trois ans après le décès de mon fils Jérôme. Vingt ans plus tard, quand la commune d’Uriménil a décidé de démolir entièrement les bâtiments qui, à 90 %, avaient été construits de mon temps et de maintenir celui de la distillerie de pommes de terre qui avait permis à mes ancêtres de s’installer, je me suis dit que ce serait dommage de ne pas laisser de traces sur ce qu’avait été cette entreprise. J’ai donc pris mon plus beau crayon. Et, au bout de deux lignes, je me suis arrêté (Rires). Je ne suis pas journaliste, encore moins écrivain. Je me suis alors adressé à Katrin Tluczykont (journaliste aujourd’hui directrice départementale de Vosges Matin), que je connaissais. Elle m’a orienté vers Claude Vautrin, qui avait déjà réalisé ce genre d’ouvrage. Nous nous sommes rencontrés et avons démarré ce travail.
Comment avez-vous collaboré ?
Pendant pratiquement un an, il est venu me voir un après-midi par semaine. De mon côté, je réunissais des documents. Je suis même allé à Guédelon*, prendre des photos d’un cordier pour montrer comment on travaillait au XVIe siècle.
À qui destinez-vous ce livre qui fait mémoire à votre histoire familiale et à l’entreprise éponyme ?
En premier lieu à ma famille. C’est aussi en hommage à mes ancêtres, envers qui j’avais beaucoup de respect pour la façon dont ils ont monté cette entreprise. Également aux salariés. J’ai beaucoup de reconnaissance pour ces gens qui se sont impliqués dans cette entreprise. Je ne dis pas qu’ils étaient des amis, mais nous étions très proches et je connaissais les familles de chacun. Ils avaient été très choqués de voir comment s’est passée la fin de l’entreprise.
J’avais volontairement diversifié l’activité de l’entreprise en faisant entrer le polypropylène et en créant Toda. De fait, il était difficile de reprendre la direction générale. Pour moi, il y avait deux priorités : conserver les emplois et faire tourner les machines pour des métiers et des marchés différents, même si certains produits étaient plus rentables que d’autres. Lorsque j’ai recherché des repreneurs potentiels, je ne suis pratiquement tombé que sur les gens à la recherche de centres de profits qui voulaient la démanteler. Le repreneur, dont j’attendais qu’il développe à l’international, n’a même pas daigné habiter Épinal. Il venait à l’usine depuis Versailles, avec son directeur financier, sans forcément dire bonjour à tout le monde. Il prenait son ordinateur et regardait quelles parties étaient rentables. Toda a été repris par un fonds de pension suisse qui avait une entreprise équivalente à Saint-Louis, en Alsace. Aujourd’hui, c’est devenu le plus gros pôle international de bolducs.
Vous dites dans le livre, que vous avez aimé cette vie…
Un soir, Philippe Seguin est venu à Uriménil et m’a demandé de faire le tour de l’usine. À la sortie, il m’a dit « Mais vous êtes comme un poisson dans l’eau ! Vous connaissez tout le monde. » C’était vrai. C’était ma vie. Je baignais dedans, sans pour autant être un bourreau de travail, mais c’était tellement naturel. Déjà tout petit – comme l’a écrit Claude Vautrin –, je passais tous mes dimanches après-midi dans l’usine à pousser les chariots. En fait, je me définirais comme « un gros artisan » dans la façon d’organiser la production, de découvrir de nouveaux produits, de les vendre.
En lisant ce livre, certains seront sans doute surpris par la diversité des produits et leurs applications pour l’agriculture, la pêche, l’industrie, les transports, l’emballage…
Et de nombreux produits ont disparu, comme les cordes de halage qui permettaient de tracter les péniches ou la ficelle à sommier qui servait à faire les matelas. Avec le polypropylène, nous avons permis de remplacer le feuillard métallique qui était très dangereux dans son utilisation. Aujourd’hui, tout le monde a déjà eu un bout de feuillard entre les mains.
Êtes-vous heureux d’avoir concrétisé ce souhait ?
Je dirais que ce livre m’a fait du bien. Qu’il m’a un peu empêché de vieillir.
* Situé dans l’Yonne, Guédelon est un chantier expérimental. Depuis 1997, scientifiques et artisans y construisent un château-fort selon les techniques et les matériaux utilisés au Moyen Âge.
Claude Vautrin s’est vu décerné le Prix spécial Cadet Roussel dans le cadre des Imaginales 2024 pour « l’ensemble de son œuvre”.
Né à Nancy, diplômé de Sciences Po Paris et lauréat de la Fondation Zellidja, Claude Vautrin est à la fois grand reporter et écrivain. Il a réalisé des reportages sur les cinq continents, notamment dans des zones de conflit ou des régions comme au Brésil ou chez les indiens Haïda au Canada. Parmi ses publications, on peut citer “Grand reporter, le pas de côté” (Ed. Kaïros, 2015), “Mapuche, et fier de l’être” publié en 2016 aux Ed. Kaïros “Corée du Nord, l’autre dimension” (Ed. Kaïros, 2019), “Baltique(s)” (Magellan & Cie, 2021), “La fin de tous les tocsins” (Ed. Kaïros, 2022), et “Chaos sur ordonnance” (Ed. Kaïros, 2024). Ce passionné de voyages aime analyser ce qui est visible et explorer l’invisible.