Quand la femme à barbe vosgienne fait l’histoire… rencontre avec l’auteur Yannick Thomas
Yannick Thomas est agrégé d’histoire-géographie et enseigne dans un collège de Saint-Dié des Vosges. Il vient de publier un livre passionnant dans lequel il s’attache à retracer l’histoire des femmes à barbe entre 1850 et 1939. On y retrouve, entre autres, la Thaonnaise Clémentine Delay, mais aussi une communauté scientifique qui s’escrime à en rechercher les causes et une société fondée sur la catégorisation des sexes. Un sujet très éclairant, aujourd’hui encore.Rencontre.
Yannick Thomas, pourquoi avez-vous choisi de traiter ce sujet en particulier ?
J’ai toujours été, lors de mes études, intéressé par les personnages en marge et les catégories sociales invisibles. Je voulais aussi sortir des sentiers battus et travailler sur un sujet encore peu exploité et aborder la question du genre. Un jour, j’ai découvert un livre sur Clémentine Delait dont j’avais vaguement entendu parler. Son histoire m’a beaucoup intéressé et je me suis aperçu qu’il n’y avait pas d’ouvrage scientifique sur les femmes à barbe. Aussi, aujourd’hui je leur rends un peu justice.
La femme à barbe a fasciné toutes les sociétés. Vous remontez d’ailleurs jusqu’à l’Antiquité… Mais vous vous intéressez à une période précise : 1850-1939, pourquoi ?
L’antiquité représente plus une mise en abîme destinée à montrer que le sujet était déjà présent et qu’elles étaient l‘objet de curiosité. Une bascule fondamentale a lieu au XIXe siècle. Le poil, chez la femme, devient un véritable problème. Cela correspond au moment où le discours médical cherche à séparer les hommes et les femmes. C’est à partir de cette période que l’on va sexualiser la femme à barbe. Elle devient un problème sociétal, car, désormais, hommes et femmes doivent être conformes aux codes que la médecine va définir.
C’est une période où les scientifiques, cherchent tous azimuts la cause de ce phénomène…
L’évolutionnisme sera une excuse pour tenter de comprendre pourquoi certaines femmes présentent cette pilosité. On pense alors, qu’il s’agit d’une résurgence d’un aspect primitif de l’être humain. Mais aussi que cela pourrait préfigurer le futur de la femme ; ce qui a amené à des discours catastrophistes et apocalyptiques. Lorsqu’on lit chronologiquement les études médicales de cette époque, on voit que les médecins tâtonnent et qu’il leur manque des données pour en comprendre la cause… Les théories que François-Joseph Le Double établit dans son livre Les Velus paraissent, vues depuis le XXIe siècle plutôt drôles. Mais il faut savoir, qu’au début XXe siècle, on ne comprend encore pas le rôle des règles féminines, et le corps féminin est un mystère…
« Lorsque l’hormonothérapie arrive en 1948, on déclare la femme à barbe vaincue. »
Yannick Thomas
Or on parle toujours d’une « anomalie » spécifiquement féminine.
C’est systématiquement le corps féminin qui dysfonctionne. D’ailleurs, c’est la façon dont la médecine a appréhendé le corps féminin, jusque très récemment. Jusqu’au début du XXe siècle, les patientes sont traitées comme des spécimens qui servent d’animal de laboratoire.
On passe du monstre de foire à l’animal de laboratoire…
C’est exactement ça. C’est au moment où l’on se désintéresse des femmes à barbe dans les foires, qu’elles deviennent des sujets d’analyse et de recherches médicales.
Puis à partir de 1950, c’est la « grande dépilation ».
Lorsque l’hormonothérapie arrive en 1948, on déclare la femme à barbe vaincue. On sait désormais pourquoi elles existent et comment on peut les faire disparaître. D’autant plus que, dans la société d’après la Seconde Guerre mondiale, les revues féminines véhiculent un corps de femme idéalisé. Pour autant, ces femmes ne vont pas cesser d’exister, mais disparaître du champ visible de la société. Aujourd’hui, on continue à penser que c’est une anomalie du passé.
Et comme vous le décrivez, les techniques d’épilation ont beaucoup évolué par rapport à ce qui était proposé aux femmes il y a cent ans.
Ces techniques étaient d’une violence inouïe. De plus il s’agissait d’une médecine de classe, les traitements proposés coûtant extraordinairement cher. Mais encore une fois, elles n’étaient pas obligées de s’épiler, c’est l’œil de la civilisation que le leur impose. Encore aujourd’hui, ce n’est pas la médecine qui devrait être salvatrice, c’est le regard des gens qui devrait changer. Lorsque des femmes s’exposent avec leurs poils sur Instagram et, même si l’on dit qu’il faut arrêter avec les préjugés, les réactions et les jugements restent abominables, même au XXIe siècle.
Une des nombreuses cartes postales éditées par Clémentine Delait, qu’elle vend exclusivement dans son café.
« L’originalité, et la force, de Clémentine Delait est de maîtriser son image et d’en tirer un bénéfice exclusif. (…) Elle reprend à son compte certains aspects de la stratégie de valorisation des femmes à barbe de foire, mais elle les adapte à sa volonté de contrôler son image tout en répondant aux exigences du public. »
Extrait du livre de Yannick Thomas
Avec Rosalie,Stéphanie Di Giusto propose une fiction inspirée de la vie de Clémentine Delait, comment avez vous appréhendé ce film ?
Lorsque je faisais mes recherches, je n’étais pas au courant qu’un film était en train de se tourner. J’ai appris son existence lorsqu’il a été projeté à Cannes l’année dernière et, à cette occasion, je souhaitais que la sortie du film et de mon livre puissent se télescoper et entrer en résonance. J’ai pu voir Rosalie en avant-première à Nancy et rencontrer Stéphanie Di Giusto. Sa démarche est de mettre en lumière des personnes singulières qui essaient d’assumer leur corps. On y retrouve certains éléments de la vie de Clémentine Delait et certaines références à la manière dont elle a construit son personnage. Le film est parfois un peu caricatural, mais sa démarche est extrêmement honnête et sincère. Il est une bonne porte d’entrée pour lire le livre.
Y a-t-il un lien entre la femme à barbe et le féminisme?
Le féminisme français m’a beaucoup passionné. C’est tout un pan assez méconnu de l’histoire du XIXe siècle. À cette période, le féminisme français était vif et très actif. Le mouvement était tellement puissant qu’il s’en est fallu de peu que les femmes obtiennent le droit de vote dès 1914. Cela s’est joué à rien : le vote programmé à l’Assemblée le 4 juillet 1914 n’aura pas lieu, la guerre ayant éclaté juste avant. Il faudra attendre 1944 pour que les femmes votent en France.
À l’époque, on se servait de l’image de la femme à barbe pour décrédibiliser les femmes qui luttaient pour leurs droits politiques, professionnels et sociaux. On estimait que la femme à barbe était un mélange d’homme et de femme contre nature. On pensait que si les femmes obtenaient les mêmes droits que les hommes, elles deviendraient des sortes d’hommasses ou de viragos, telles que l’on décrivait la femme à barbe. Aujourd’hui, lorsque l’on entend certains discours, on s’aperçoit que l’on ressort les mêmes poncifs, les mêmes rengaines conservatrices, sauf qu’à l’époque ce sont les femmes à barbe que l’on stigmatisait.
Les femmes à barbe sont toujours invisibilisées, et ce livre aussi une manière de réfléchir sur l’acceptation de l’autre dans notre société actuelle.
Yannick Thomas
Et l’homme efféminé dans tout ça ?
C’est un sujet qui n’apparaît pas dans mon livre. Sinon en creux, au début du XXe siècle, lorsque l’on parle de la féminisation du masculin. Des articles apparaissent où l’on dit que les hommes se féminisent et qu’en contrepoint les femmes se masculinisent. Les articles disent qu’il y a de plus en plus de femmes à barbe, alors les hommes perdent leur barbe ne gardant qu’une petite moustache fine. Beaucoup d’observateurs de l’époque y voient une féminisation du corps masculin et relèvent que les hommes perdent du terrain face aux femmes… Tout un florilège du discours misogyne et antiféministe.
La Première Guerre mondiale, via l’image du poilu, va être le grand moment de la revirilisation. Ensuite, on dira de l’homme qu’il se reféminise et que, si l’on a perdu en 1940, c’est parce que l’homme français n’était plus un vrai homme, comparé à l’homme nazi qui avait revirilisé la société allemande… Aujourd’hui, on ne dit plus « l’homme dévirilisé », mais « l’homme déconstruit » ; c’est un débat sans fin, qui est tout sauf nouveau !
Jusque dans les années 1920, on se sert de la femme à barbe comme élément de discrédit. Ensuite, c’est « la garçonne » qui prend le relais, mais le discours reste le même. La femme à barbe est un sujet méconnu, mais c’est une porte d’entrée sur de nombreux éléments de réflexion ; y compris sur la société actuelle.
Les femmes à barbe sont toujours invisibilisées, et ce livre est aussi une manière de réfléchir sur l’acceptation de l’autre dans notre société actuelle.
La sortie du film le révèle-t-elle ?
Lors de sa sortie, l’INA a ressorti des documentaires sur Clémentine Delait. Je me suis amusé à regarder les commentaires. La moitié était des moqueries au travers desquelles on retrouve de vieux clichés, les gens pensant que c’est un sujet sur lequel on peut se moquer sans problème. Cela prouve, qu’en 2024, il y a encore beaucoup de pédagogie à faire sur ces questions-là.
Pourtant Clémentine Delait a réussi à se faire accepter telle qu’elle était…
Les femmes qui sont arrivées à vivre avec leur barbe étaient des femmes intégrées socialement. À Thaon, on savait qui était Clémentine Delait et on ne la réduisait pas à sa barbe. Être reconnue socialement dans sa société locale est très important. Elle serait partie vivre dans une autre région, elle en aurait souffert, tout comme Rosalie dans le film.
Avez-vous parlé du livre avec vos élèves ?
Bien sûr. Ils sont au courant que j’ai écrit ce livre. D’ailleurs j’ai un énorme portrait de Clémentine Delait dans ma salle de classe. Certains m’ont demandé « Monsieur, pourquoi cet homme est habillé en femme ? ». Apprendre qu’il s’agit d’une femme les a beaucoup déstabilisés. L’idée qu’une femme pouvait avoir de la barbe leur paraissait saugrenue. Il y a un gros travail de pédagogie à faire sur l’identité, et cela demandera beaucoup de temps.
Les Femmes à barbe en France 1850 -1939- Une approche genrée
Yannick Thomas
Éditions Publishroom
Sortie le 20 mars 2024 – 19 €