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Lionel Jacquot : « S’interroger sur notre rapport aux autres et à la nature »

Le 22 mai 2020 par Jordane Rommevaux
Lionel Jacquot, sociologue vosgien spécialiste du travail.
© Jordane Rommevaux

Professeur des Universités au Département de sociologie de Nancy, ce Thaonnais originaire du Thillot est sociologue spécialisé dans les domaines du travail, des organisations et du management. Il a accepté de nous livrer son œil critique de la situation post confinement. Rencontre.

Lionel Jacquot, d’un point de vue anthropologique, comment pourrions-nous définir cette pandémie actuelle ?

Lionel Jacquot – C’est le mercredi 11 mars que l’Organisation Mondiale de la Santé a reclassé la maladie infectieuse dite « Covid-19 » en pandémie au vu de son ampleur géographique. La crise sanitaire que nous traversons est inédite et n’épargne aucun continent. Déclarée en Chine à la fin de l’année 2019, les foyers principaux de cette pandémie sont aujourd’hui l’Europe et les États-Unis. Au 7 mai 2020, plus de 3,8 millions de cas ont été recensés et plus de 260 000 personnes sont décédées du Covid-19, dont 25 809 morts en France. C’est donc sans commune mesure avec les statistiques du coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère dit « SARS-Cov-1 » apparu en 2002 qui aurait touché un peu plus de 8000 personnes dont 800 en seraient mortes. Ce précédent vient tout de même nous rappeler que nous pouvions redouter une pandémie de cette ampleur. Et bien malin celui qui pourra prédire la fin de la pandémie, même si les projections, spéculations, modélisations, etc. vont bon train (Cf. toute la controverse sur une seconde vague). Les épidémiologistes sauront expliquer l’expansion du Covid-19 et mettre au jour ses spécificités ; ils sauront définir cette pandémie et la comparer aux autres crises sanitaires que le monde a éprouvées. Mais la pandémie du Covid-19 n’est pas uniquement une question sanitaire, elle constituerait même pour Michel Wieviorka « une rupture anthropologique majeure » nous obligeant à tout repenser, à se saisir de cette « tragédie » pour refonder les bases d’une société commune. « Il est possible que rien ne soit après le Covid-19 comme avant » affirme le sociologue[1]. De nombreuses tribunes abondent dans son sens et commencent à imaginer les contours de « la société post-Covid », de « l’économie post-Covid », du « monde du travail post-Covid »… la politique, la production, la consommation, le rapport à l’environnement, etc. s’en trouveront changer.  Si cette pandémie actuelle, sans doute encore plus que d’autres, de par ses conséquences économiques, sociales, politiques et environnementales, interroge notre rapport aux autres, à la société, à la nature…, l’issue d’un retournement qui fasse advenir un nouveau monde pourrait n’être qu’une fable.

[1] Michel Wieviorka, « Le coronavirus : une crise de la crise du progrès », Texte paru sur Le grand continent, le 3 avril 2020.

Quelles sont les leçons à tirer de ce confinement que nous avons subi ?

Il s’agit d’abord d’une pandémie, donc d’une crise sanitaire planétaire mais dont la gestion est prise en charge par les États-nations, les organisations supranationales sont inaudibles et l’Europe fait malheureusement figure de cas d’école. Ces dernières – on peut déjà s’en rendre compte – pèseront par contre sans nul doute sur les réponses apportées à la crise économique qui va s’ensuivre. Les stratégies des États pour endiguer la progression de l’épidémie sont divergentes, mais le confinement a été le dispositif adopté par de nombreux pays, avec toutefois des modalités différentes. Il a commencé en France le 17 mars après l’adresse à la nation d’Emmanuel Macron la veille au soir. Nous avons à partir de là vécu ce que vous appelez une « épreuve sociale inédite », hystérisée par une médiatisation et une communication gouvernementale tenant par exemple un bilan journalier du nombre de morts du Covid-19. La peur face à la menace du coronavirus a contribué à l’acceptabilité du confinement et force est de constater que les règles ont globalement été respectées. On loue d’ailleurs l’unité et la cohésion sociales dont les Français ont su faire preuve face à la crise sanitaire, mais qui ne sauraient effacer la période de forte conflictualité sociale qui l’a précédée. Pour ne prendre que l’exemple des soignant.e.s héroïsé.e.s par Emmanuel Macron, leur mobilisation exemplaire contre la pandémie au regard des moyens alloués fait écho à leur mobilisation contre les réformes qui, sous prétexte de moderniser l’hôpital, dégradent leurs conditions de travail. D’aucun.e.s, qui ne sont pas dupes, ont interpellé dans une vidéo récente le gouvernement en lançant un vibrant « Bas les masques ! »[1]. Dans son allocution télévisée du 12 mars, le président de la République affirmait que « ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » ; il confirmait dans celle du 16 mars la nécessité de tirer toutes les leçons de la période que nous traversons qui a balayé beaucoup de certitudes et de convictions. Des déclarations qui n’ont pas empêché le directeur de l’Agence régionale de santé du Grand-Est quelques semaines plus tard d’annoncer, dans la poursuite de la « trajectoire » engagée, le plan de suppression de 174 lits et de 598 postes au CHRU de Nancy. Son limogeage ne saurait signifier la fin de la technobureaucratie néolibérale. Aussi faut-il davantage craindre l’action des gouvernants que le comportement des gouvernés.

[1] Pour voir la vidéo : https://positivr.fr/video-bas-les-masques-les-soignants-un-appel-a-construire-un-mouvement-populaire/

Cette situation est-elle comparable à une période de guerre, comme le président de la République l’a laissé sous-entendre ?

La rhétorique guerrière utilisée par le président de la République a déjà été beaucoup commentée. Après la « guerre contre le terrorisme », il nous faudrait livrer bataille contre cet « ennemi invisible et insaisissable » qu’est le coronavirus. La ficelle est un peu grosse pour ne pas voir que ce qui est visé par cette stratégie de communication, c’est l’unité du corps social. Nous devons toutes et tous nous « inscrire dans cette union nationale » pour gagner, avec et autour de l’État, cette « guerre sanitaire ». Ce discours de mobilisation nationale cherche aussi à invalider les critiques quant à la gestion de crise et à mettre sous le boisseau les dysfonctionnements et incuries des autorités politiques, administratives et sanitaires (Cf. la polémique autour du manque de masques et de tests de dépistage). Il vient aussi justifier l’état d’urgence sanitaire qui restreint nos droits fondamentaux, avec le risque, comme nous le rappelle l’histoire récente, que l’exception devienne la règle au mépris des libertés individuelles. Il en appelle aussi à tous ces travailleurs en première ligne que la crise et le confinement rendent visibles (les soignant.e.s, les caissières de supermarché, les chauffeur.e.s- livreur.e.s, les éboueur.e.s…), des travailleur.e.s souvent peu reconnu.e.s et faiblement rémunéré.e.s et qui pourtant sont devenu.e.s nos premier.e.s de cordée.

Peut-on imaginer que les Français appliqueront la distanciation sociale en tout temps désormais ?

Nous allons devoir sans doute apprendre à cohabiter un temps avec le coronavirus et nous serons amenés à respecter, le temps que l’épidémie soit endiguée, les « fameux gestes barrières » répétés à l’envi par les autorités sanitaires. Mais il y aura une vie sans Covid-19 où la distanciation physique, le port de masques, l’interdiction des rassemblements… n’auront plus de raison d’être. Cet épisode nous ramène à notre vulnérabilité humaine… mais il n’en tient qu’à nous de l’être un peu moins en en tirant véritablement des leçons.

« Sortir de la logique de rentabilité des entreprises »

Prendre la décision de ne pas mettre son enfant à l’école jusqu’en septembre n’est-il pas préjudiciable ?

Dans de nombreuses régions – celles classées vertes, les enfants vont pouvoir retourner à l’école. Dans celles classées rouges davantage contaminées comme la région du Grand-Est, le déconfinement sera plus progressif. Soulignons déjà le travail réalisé par les enseignant.e.s qui ont redoublé d’effort pour assurer la continuité pédagogique et qui ont accompagné, autant que faire se peut, leurs élèves dans cette période de confinement. Puisque les outils numériques ne peuvent remplacer la relation pédagogique, que les parents ne peuvent se substituer aux professeur.e.s, ne pas aller à l’école est préjudiciable, mais il ne l’est pas de la même façon pour tous les enfants qui, comme l’a montré un collectif de chercheurs, « vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde »[1]. L’absence d’école aura révélé et sans doute renforcé l’inégalité parmi les enfants.

[1] Bernard Lahire (sous la direction de), Enfances de classes. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, 2019.

Quelle vision avez-vous de la reprise du travail après une telle pause ?

Le monde du travail ne s’est pas arrêté d’un bloc le premier jour du confinement et le déconfinement annoncé à partir du lundi 11 mai n’est pas une reprise pour l’ensemble des actifs. Certains ont dû travailler plus et dans des conditions de travail sanitaires dégradées. On pense bien sûr aux professionnels soignants mais aussi aux salariés de la logistique et de la grande distribution, aux travailleurs des déchets ou aux livreurs. D’autres ont expérimenté le télétravail, dans les entreprises comme dans les administrations. Les professionnels du droit ont maintenu une activité à distance pour garantir la continuité du service public de justice quand les enseignants se mobilisaient pour mettre en place de la continuité pédagogique. Les autres travailleurs n’ont pas eu d’autres choix que d’arrêter de travailler, sans compter celles et ceux qui ont perdu leur emploi. La crise sanitaire a été également un révélateur de la fragmentation des marchés du travail. Elle aura néanmoins le mérite d’avoir changé notre regard sur certains métiers habituellement invisibles, mettant par là même à mal les hiérarchies professionnelles existantes. Certains portent ainsi l’espoir qu’elle puisse déclencher une réflexion pour refonder et reconsidérer le travail. Mais on peut craindre que l’émancipation du travail ne soit sacrifiée sur l’autel de la reprise économique, le MEDEF et l’Institut Montaigne – think tank libéral – n’appellent-ils pas déjà à une augmentation du temps de travail pour « rebondir face au Covid-19 » ?

Les modes de travail vont-ils changer et peut-on imaginer que ces métiers indispensables, qui sont pourtant trop souvent mal payés, peuvent enfin bénéficier d’une reconnaissance ?

Le confinement a été un accélérateur du télétravail, mais son usage a été différencié selon les secteurs d’activité, les métiers, les catégories socioprofessionnelles. Sa mise en place forcée a conduit de nombreux salariés à un travail à distance « en mode dégradé », qui a mis aussi en lumière les limites d’une telle forme de travail. On peut supposer que le développement du télétravail va se poursuivre après la crise sanitaire soutenue par les potentialités offertes par les outils numériques – il était déjà mis en place ou expérimenté dans de nombreuses organisations – mais je ne crois pas qu’il se généralisera. Cette crise nous renvoie à quelque chose de plus essentiel qui touche à la valeur du travail… ce travail non robotisable, non marchandisable qui aujourd’hui nous permet de continuer à vivre dans cette période de confinement et dont l’utilité sociale a été révélée au grand jour. Mais pour que la question du travail soit réévaluée et que le travailleur soit dignement reconnu, il faudra sortir de la logique de rentabilité des entreprises qui prévaut et qui réduit le travail à un « coût » et le travailleur à une « ressource ». Il faudra également rompre avec les réformes néolibérales qui déploient la logique du marché à toutes les sphères de la vie humaine et sociale[1] et placer, comme l’affirme lui-même Emmanuel Macron, la santé, l’éducation, le care, la culture, etc. en dehors des lois du marché. Ce n’est pas à coup de primes que l’on pourra reconnaître à sa juste valeur le travail, mais en créant les conditions institutionnelles de la mise en place d’un véritable monde du travail dans la veine du projet du Conseil National de la Résistance de l’après-seconde guerre mondiale. La crise sanitaire peut être l’occasion d’un profond réexamen de nos manières de penser et faire société, elle peut a contrario aboutir à un nouveau rendez-vous manqué, si comme après la crise dite des Subprimes de 2008, nous ne changeons rien.

[1] Voir l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009.

Doit-on s’inquiéter pour notre économie, locale, régionale et nationale ?

Je n’ai pas de boule de cristal mais les économistes et autres experts annoncent une récession historique. Des entreprises fermeront, des emplois seront supprimés et le chômage augmentera de nouveau, touchant inégalement la population active. Mais cette crise, comme les précédentes, nous aura appris qu’il nous faut un État social fort pour absorber ses conséquences, cet État social pourtant fortement déstabilisé par les choix néolibéraux de nos gouvernants. Des forces réactionnaires qui ont tout intérêt à ce qu’on ne tire aucune leçon de ce qui s’est passé se manifesteront – elles s’expriment déjà. Et les pouvoirs politiques, une fois l’émotion passée et les grands discours oubliés, pourront les rallier. Il nous faudra alors agir avec force pour que le jour d’après ne soit pas un retour au jour d’avant !

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